Interview de Jean Belotti concernant le rapport du BEA du 27 mai 2011
Question– La note qui vient d’être publiée par le BEA ne va-t-elle pas alimenter encore plus les polémiques, car il s’agit de faits et non d’explications ? Qu’en pensez-vous ?
Jean Belotti – Il faut le dire et le redire. Avant de formuler ses recommandations (pour que le même type d’accident sur le même type d’avion ne se renouvelle pas), le BEA publie des rapports d’étape qui ne contiennent que des constats sur le déroulement du vol et les faits établis. Mais, aucune analyse n’est faite permettant, à chaque stade, de donner la cause de l’accident et, a fortiori, de révéler les responsabilités éventuelles, ce qui est totalement exclu de sa mission. De surcroît, le point du BEA (du 27 mai) n’aborde que ce qui a été enregistré dans une boîte noire (le CVR), à savoir ce qui s’est dit dans le cockpit. Tous les commentaires et hypothèses émises par les uns et les autres n’ont donc aucun fondement et ne peuvent que contribuer à jeter le trouble dans les esprits. Quant à l’autre boîte noire (le FDR) qui contient de très nombreux paramètres de vols (vitesse, altitude, accélérations, régimes moteurs, etc…), elle apporte généralement des éléments importants quant à la cause de l’accident, en permettant de constater l’évolution desdits paramètres, voire leur dégradation éventuelle. Or – comme je l’ai déjà écrit – étant donné que tout s’est passé en quelques minutes, il n’est pas certain que le contenu de la deuxième boîte noire apporte des éléments probants quant à la cause de l’accident. Il restera donc aux enquêteurs du BEA et aux experts judiciaires d’analyser, entre autres, les messages émis automatiquement (ACARS – Aircraft Communications Addressing and Reporting System ) en
vue de rechercher l’enchaînement des anomalies ayant conduit à un décrochage non récupéré.
Question – Le fait que le pilote n’était pas dans le cockpit au tout début de l’événement peutil avoir une conséquence sur ce qui s’est passé ?
J.B.– Plus de trois heures après le décollage, il est normal – dans le cas d’un équipage renforcé (un Commandant de bord et deux pilotes) – que le Commandant de bord ne soit pas à son siège. En effet, il est aux commandes de l’avion pendant le décollage et le premier tiers du vol, avec un pilote (“A”). Pendant le deuxième tiers, la conduite du vol est assurée par les deux pilotes (“A” et “B”). Pendant le troisième tiers, qui se terminera par l’atterrissage, le commandant a repris sa place à son siège de gauche et le siège de droite est occupé par un pilote (“B”). Ainsi, sur un vol de 9 heures, chacun des trois membres de l’équipage technique se sera reposé 3 heures et aura été en service pendant 6 heures : le commandant pendant le premier et le troisième tiers ; un pilote (“A”) pendant les deux premiers tiers ; l’autre pilote (“B”) pendant les deux derniers tiers. Quant à la non-présence du Commandant de bord au tout début de l’événement, il convient de savoir que les pilotes ont exactement la même qualification que celle du Commandant de bord et sont donc aptes à réagir correctement à toutes les situations prévues dans les manuels en exécutant les check-lists appropriées.
Question – Mais il n’en reste pas moins que le commandant de bord a généralement beaucoup plus d’heures de vol que de jeunes pilotes et qu’en conséquence, il a donc plus d’expérience ?
J.B.– L’expérience est certes un facteur important. Cela étant, dès qu’un avion, pour une raison quelconque, sort de son domaine de vol, seule une expérience en la matière permet au pilote aux commandes de réagir en effectuant les manoeuvres salvatrices.
Question – De quelle “expérience en la matière” s’agit-t-il ?
J.B.– Il s’agit de la réalisation d’un vol d’entraînement au cours duquel, l’avion est mis en situation de décrochage, ce qui permet au pilote aux commandes de constater ses réactions et d’exécuter les manoeuvres qui ramèneront l’avion en vol normal. Par exemple, lors d’un vol d’entraînement en Caravelle, à 18.000 pieds, l’exercice consistait à faire “décrocher” l’avion, afin que le pilote perçoive les signes précurseurs et sache récupérer la situation. Or, le stagiaire n’ayant pas fait la bonne manoeuvre corrective, en moins d’un tour de vrille, nous avons perdu 8.000 pieds. Bien sûr, l’exercice a été recommencé à 18.000 pieds et le pilote stagiaire a, cette fois, correctement effectué les manoeuvres salvatrices. Il est évident que ce vécu lui permettrait,
en cas de mise en décrochage lors d’un vol en ligne, de réagir correctement.
Question – Cet exercice ne peut-il pas être effectué sur simulateur ?
J.B.- Les simulateurs actuels sont très performants pour la reconstitution de toutes les configurations des pannes pouvant survenir et permettre l’apprentissage des procédures (check-lits) à mettre en oeuvre pour y remédier. Mais, dès lors que l’avion sort de son domaine de vol – cas d’un décrochage basse ou haute vitesse – les simulateurs sont incapables de restituer le comportement de l’avion.
Question – Cet exercice est-il effectué de nos jours lors des qualifications de pilotes ?
J.B.- Vous savez probablement que la formation des pilotes s’effectue essentiellement sur simulateur C’est ainsi que de nos jours, seuls les pilotes d’essais font des décrochages en vol, conformément aux très complets programmes engagés par les constructeurs, pour répondre aux critères de certification de l’appareil. Certains pilotes ont peut-être, au cours de leur formation initiale, effectué des décrochages et mises en vrille sur les avions d’entraînement. Malheureusement, actuellement, ces exercices ne
se pratiquent plus lors des qualifications sur les avions de ligne. Il en résulte que de jeunes pilotes – quelle que soit la compagnie concernée – ayant seulement un faible nombre d’heures de vol, n’ont – non seulement jamais approché la phase de décrochage de l’avion sur lequel ils ont été qualifiés – mais ignorent son comportement en cas de décrochage et, surtout, n’ont aucune pratique de ce qu’il convient de faire pour sortir de cette situation, qui conduit alors irréversiblement à la catastrophe !
Question – Il a été dit que l’avion a percuté la mer à plat, ce qui signifierait qu’il est descendu en feuille morte et à plat ?
J.B.– L’avion peut très bien s’être retrouvé quasiment à l’horizontale quelques instants avant l’impact, et avoir pris toutes autres positions lors de sa chute, étant sorti de son domaine de vol, positions qui sont inconnues. Deux commentaires :
1.- Une action à cabrer alors que l’avion perd de l’altitude a pour effet une augmentation de l’incidence déjà très élevée qui peut amener une gouverne de profondeur à un tel point que l’avion est alors dans une situation dite de “super décrochage”, non rattrapable.
2.- Les enquêteurs devront également écarter ou prendre en compte l’hypothèse d’un “décrochage haute vitesse”, ayant pu provoquer la perte d’une partie des gouvernes de vol, ce qui expliquerait la perte d’efficacité des actions des pilotes sur leur “side stick” ?
Question – L’avion est parti en roulis et a cabré. Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie ?
J.B.- Il est connu que les avions modernes ne décrochent pas franchement, comme le faisaient les avions d’ancienne génération. Disons qu’ils s’enfoncent en ayant un taux de descente très important et, du fait des turbulences, peuvent s’incliner fortement à gauche ou à droite. Mais à partir de cette situation, plusieurs interrogations me sont déjà parvenues, auxquelles seuls les experts seront en mesure de répondre :
– Les commandes de la poussée des réacteurs et les commandes de vol fonctionnant normalement, pourquoi la poussée des réacteurs était au maximum, tout en maintenant l’ordre à cabré faisant monter l’avion de 35000 à 38000 pieds ?
– Pourquoi le plan horizontal réglable (PHR) est passé de 3 à 13 degrés à cabrer en 1 minute environ et est resté dans cette dernière position jusqu’à la fin du vol, s’opposant donc à une action éventuelle du pilote pour mettre l’avion en descente ?
– Les commandes de la poussée des réacteurs et les commandes de vol fonctionnant normalement, tout pilote confirmé ne sait-il pas qu’il faut piquer pour prendre de la vitesse et retrouver un vol horizontal en se référant à l’horizon artificiel ?
Et voilà ! À la suite d’un simple rapport factuel d’étape, chacun y trouve les arguments permettant de se défausser : Air France salue le professionnalisme de ses pilotes et pointe les défaillances de l’avion, alors qu’Airbus met en cause les pilotes.
Cette précipitation à interpréter la moindre information obtenue au tout début de l’enquête – et entretenue par les médias – ne contribue qu’à créer un climat délétère, de suspicion, très désagréable à supporter par les familles des victimes et préjudiciable à la sérénité avec laquelle doivent se dérouler les enquêtes. D’ailleurs, d’aucuns se demandent si le fait que le BEA est désormais autorisé à “informer” ne devrait pas être revu ? En effet, comment concevoir qu’un spécialiste, par exemple un chirurgien,
soit tenu, au fur et à mesure de son intervention et des prises de décisions en temps réel pour résoudre les problèmes posés, soit obligé, à chaque phase du protocole en cours, d’en informer la famille du patient, les représentants des fabricants du matériel chirurgical, le directeur de l’hôpital .. et, pourquoi pas, le ministre de la santé, etc… ?
Question – Mais Airbus et Air France ont déjà été mis en examen ?
J.B.– Ils ont effectivement été mis en examen pour homicide involontaire, alors que l’enquête venait de commencer. Etonnant, quand on sait que la Justice, pour “dire le droit”, a besoin d’une certitude dans le lien de causalité entre un événement et ses conséquences. Sans cette certitude, les faits relevés sont inopérants. Or, on trouve sur internet sur quoi s’est fondée la Justice pour conclure à l’existence d’une défaillance justifiant la qualification de faute pénale. Il s’agit d’une simple note de travail des experts judiciaires, rédigée à la suite d’une demande du magistrat instructeur. Cette note ne présente que l’historique des faits, ainsi que le comportement des organismes concernés, ce qui amène les commentaires suivants :
1.- Le fait que des dizaines de pages de pièces cotées de la procédure soient diffusées sur internet amène la question de savoir ce qu’il en est du “secret de l’instruction” ?
2.- Ce type de document a comme objectif essentiel de présenter au Magistrat l’essentiel du contexte et du rôle joué par les différents intervenants. Or, dès cette étape terminée, les experts judiciaires vont – en coopération avec la BGTA (Brigade de Gendarmerie du Transport Aérien) – entendre les représentants de toutes les Parties, afin d’enregistrer leurs dépositions et explications relatives aux décisions, dispositions qui auraient dû être prises et qui ne l’ont pas été,… Ce n’est qu’à la fin de ces auditions que les experts, peuvent, dans leur rapport final, présenter leurs commentaires et avis relatifs à chaque point abordé. Ce rapport de synthèse est indispensable à la Justice, qui est alors en mesure de “dire le droit”, après avoir reçu les dires
des défenseurs et entendu également les représentants de toutes les Parties. Alors, une nouvelle fois, laissons les enquêteurs du BEA et le collège des cinq experts judiciaires – dont les compétences, l’impartialité et l’honnêteté intellectuelle ne font absolument aucun doute – diligenter sereinement leurs travaux.